Année A : mercredi de la 9e semaine ordinaire (litao09me.20)
Mc 12, 18-27 ; 2 Tm 1, 1-3.6-12 : marcher ou s’arrêter.
Le philosophe Emmanuel Levinas fait remarquer qu’il y a deux grandes conceptions de l’existence humaine : celle de l’Antiquité symbolisée par Ulysse qui après bien des pérégrinations, revient au point de départ et celle représentée par Abraham qui marche vers un ailleurs dont il ne connait pas l’endroit. Quitte ton pays et va vers le pays que je t’indiquerai (Gn 12, 1). Abraham se mit en route comme s’il voyait l’invisible (He 11, 27). L’itinéraire chrétien retient cette option de sortir et de se tenir en état de marche.
De toute évidence, la famille que nous présente Marc ne marchait pas vers un ailleurs. Elle se souciait de revenir à son point de départ. De qui sera-t-elle l’épouse ? Avec une telle question, la table est mise pour une bonne chicane de famille.
Le tiraillement existentiel de cette famille soulève la question d’un retour au passé ou celle d’un élan, d’un exode, vers le pays que je t’indiquerai comme si on voyait l’Invisible. Hier comme aujourd’hui, l’insécurité déboulonne des vies. On cherche du connu. De la stabilité. L’histoire d’Israël révèle que l’insécurité a détourné le peuple vers des idoles. Il reprochait à Moïse d’avoir retiré leur sécurité en Égypte. Heureux, ceux qui vivent en pèlerin !
Christiane Singer atteinte d’un cancer fulgurant, écrit a la fin de sa vie que dès que l’on s’arrête, la cause est perdue. Un mois avant sa mort, elle écrit que l’essentiel est de ne pas m’être attachée à celle que j’étais hier encore ni de vouloir coûte que coûte la reconstituer. Il s’agit au contraire de s’éprendre du jour neuf […] Chaque jour se doit d’être une création totalement nouvelle[1]. Nous sommes différents chaque jour.
Quand la sécurité nous envahit, on devient sédentaire. On a peur de perdre les choses rudement acquises. Le centre de notre vie n’est plus en mode d’acquisition, en mode marche, mais plutôt en mode protection. Le protectionnisme n’est pas seulement une attitude administrative. Il est au cœur et au centre de nos mouvements, de nos vies. La sécurité (même si elle n’est pas mauvaise) ouvre la porte aux idoles (Pape François, 13/4/20). Quand la parole de Dieu ne nous tient plus en marche, elle n’est plus la parole de Dieu.
La vie chrétienne est exode, mouvement, marche vers un pays que je t’indiquerai. Tous les membres de famille que rapporte Marc s’inquiétaient de leur avenir dans ce pays. Ils vivaient en mode sédentaire. Qui peut être certain, se demandait le pape (homélie du lundi de Pâques 13/4/20), que le ressuscité est toujours bien présent sur son chemin ? Être certain que le vivant est sur nos routes, c’est cesser de le chercher, de le rencontrer. C’est le doute qui nous tient en marche, en recherche, et non la certitude. S’ils n’avaient pas douté et partagé leur doute, les disciples d’Emmaüs n’auraient jamais rencontré le vivant.
Prendre Jésus par le cœur, citant ainsi Thérèse de Lisieux dans une lettre qu’elle adressait à sa sœur Léonie[2], est un travail qui nous tient en mouvement, autrement permanent, plutôt que de savoir par cœur la parole de Dieu. Le doute, l’incertitude tient en marche, en mode recherche. En mode croissance. C’est une grâce que de se tenir en mode mouvement.
Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de pondération (2 Tm 1, 7). La conversion demandée est de revenir en mode exode, en mouvement. Trop souvent, nous tenons pour acquises une amitié, une relation conjugale. Nous avons tellement tenu pour acquis que la chrétienté était là pour de bon qu’on a cessé d’en prendre soin, de la maintenir en mode mouvement. Nous devons éviter le «gattopardisme», c’est-à-dire faire semblant de changer quelque chose pour qu’en réalité, rien ne change[3].
L’attitude urgemment nécessaire est de sortir de nos certitudes de foi qui paralysent toute rencontre vraie avec Dieu. C’est dans la pénombre que la lumière est belle, chante Fred Pellerin. Commençons ce travail. Amen.
[1] Singer, Christiane, Derniers fragments d’un long voyage, Éditions Albin Michel, 2007, p. 113-114.
[2] Lettre 191 du 12 juillet 1896
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