DIMANCHE DES RAMEAUX (B)
Marc 14, 1-15, 47
Quel insignifiant que ce «voici l’homme» !
(Ce texte a été rédigé pour la revue Prêtre et Pasteur, semaine sainte 2018, mars 2018, vol 21 #3 )
Introduction : une procession à ne pas escamoter
Pour bien mettre en évidence le sens mystique de cette semaine sainte, le rituel du dimanche des Rameaux prévoit que la bénédiction solennelle des rameaux se fasse à l’extérieur de l’église, dans un lieu différent de celui où se célébrera l’eucharistie. Il propose aussi une procession solennelle qui implique la participation de toute l’assemblée et non seulement des acteurs de la célébration : célébrant, diacre, servants, lecteurs.
L’entrée liturgique dans la semaine sainte n’est pas un défilé qu’on regarde passer. Le mot procession implique une progression, un avancement, une marche de l’extérieur vers l’intérieur. Cette procession de l’extérieur vers l’intérieur de l’église symbolise le passage de notre participation à l’entrée triomphale de Jésus dans sa pâque, à notre union à sa pâque, cette union qui nous amène là où nous ne voudrions pas aller (Jn 21,18).
Il ne suffit pas de participer physiquement à cette entrée en tenant bien haut des rameaux. Il ne suffit pas de chanter Hosanna. Participer à cette procession sans y entrer anéantit notre union à la passion de Jésus; nous devenons spectateurs.
La liturgie appelle à vivre les mêmes sentiments qui furent ceux de Jésus (Ph 2, 5), à vivre «eschatologiquement». Nous sommes associés au « passage » du Christ de cette vie au nouvel état mystérieux et surnaturel dans lequel il est entré [….]. Nous sommes polarisés vers le Christ ressuscité, dans son état de gloire ; nous devons vivre « eschatologiquement » (Paul VI, allocution du 28 avril 1971).
Vivons cette procession comme sacrifice de louange avec une densité mystique. Il s’agit d’être configurés au Christ et d’être sacrement du Christ pour le monde, de passer de la louange exprimée par notre Hosanna à l’action de grâce pour le plus grand don que l’on puisse imaginer, celui de sa vie, disait le pape François dans son homélie du dimanche des Rameaux en 2012[1].
Tout au long des jours saints, Jésus demandera à ses disciples de se «déshabiller», de se dépouiller des richesses, du pouvoir, d’eux-mêmes, de la tentation de la vengeance, de la violence. Il les veut sans crocs, sans griffes, sans armes, à contre-courant, de l’«autre côté» des sentiments du monde. Vraiment, ce joug est-il si facile que cela à porter (cf. Mt 11, 29) ? Sommes-nous si empressés que cela à nous «déshabiller» de nous-mêmes pour revêtir le Christ (cf. Rm 13,14) ?
Dommage que pour diverses raisons pratiques ou pour ne pas allonger la célébration, cette bénédiction et la procession d’entrée ne soient réduites à presque rien. Il ne faut pas escamoter la solennité de cette marche vers l’intérieur même si cela exige de prendre la lecture brève de la passion. Cette suggestion d’un lieu extérieur vers l’intérieur décrit toute l’expérience de la semaine sainte.
Elle sera «sainte» si elle conduit à faire nôtre le chemin de la passion de Jésus et de sa manière de gaspiller sa vie; ce qui ressemble au geste-gaspillage, au dire de Judas, de cette femme parfumant les pieds de Jésus dont parle Marc en début de son récit de la passion que nous lisons aujourd’hui.
Une vie gaspillée
Le dimanche des Rameaux propose une grande récapitulation d’une vie gaspillée. La mentalité d’aujourd’hui est de se mettre de l’avant, de s’afficher, d’affirmer ses droits, de les défendre. Vu sous cet angle, Jésus a gaspillé sa vie parce qu’il ne s’est pas crispé sur ses privilèges divins. Il s’est fait serviteur.
Avec l’entrée triomphale à Jérusalem, nous contemplons un Jésus qui dépasse notre compréhension humaine (cf. Si 3, 23). Elle nous entraine sur un autre chemin pour réussir sa vie, celui de l’abaissement (Phi 2, 8). Celui qui veut recevoir la couronne de vie que le Seigneur a promise (cf. Jc 1, 12) doit prendre ce chemin s’il souhaite que la gloire du Seigneur se lève sur lui.
Comme l’exprime la thématique du carême de Prêtre et Pasteur, sur la terre des vivants, voici venir le jour où celui qui veut être grand, qu’il soit votre serviteur (Mt 20, 27). Ce chemin est le parfum des parfums pour montrer au genre humain quel abaissement il doit imiter s’il veut retenir les enseignements de sa passion (Oraison).
Cette entrée à dos d’âne (un moyen de transport des moins que rien) et non pas dans un carrosse doré, atteste le style de vie de Jésus, style à contre-courant de la mentalité de toutes les époques. Pour nous amener tous au paradis (François d’Assise), Jésus n’a pas été le messie tant attendu, mais le messie inattendu[2]. Un prolifique théologien méthodiste américain, Stanley Hauerwas, parle de Jésus comme d’un insignifiant.
Les expressions québécoises, regarde-le, le pauvre ou encore pauvre type définissent bien le sens d’un insignifiant. Elle laisse entendre que cette personne est sotte, sans allure, piètre, étroite d’esprit, médiocre, vulgaire; bref, une personne quelconque qui ne rapporte rien, comme des taux d'intérêt insignifiants.
Jésus semble avoir fait exprès pour être digne de ce titre peu glorieux. Toute sa vie, il a vécu à côté du chemin de la rectitude, de celui des chefs religieux. Il a mis fin aux clivages juifs-païens et purs-impurs. Il a voulu à partir du juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau [….], un seul corps au moyen de sa croix (Ep 2 13-16). Jésus s’est assis aux tables des méprisés, des étrangers, des exclus. Il s’est fait leur ami. Paul a bien compris que l’agir de Jésus représente tout un défi pour lui. Vouloir le bien est à ma portée, mais pas l’accomplir (cf. Rm 7, 18-20). L’apocalypse nous fait comprendre que ce clivage constitue le drame de l’histoire.
Pour nous imager ce qu’est une vie gaspillée, Marc ouvre son récit de la passion en précisant que Jésus s’arrête à Béthanie non pas chez ses amis Lazare, Marthe et Marie, mais chez Simon, le lépreux (Mc 14, 3). Il s’arrête chez un exclu de la société. Où s’arrêterait Jésus aujourd’hui ? Poser la question, c’est y répondre.
Marc en ajoute encore. Durant le repas chez ce marginal, une femme, non nommée, une étrangère, confirmant ainsi qu’elle est de bas niveau, entre en portant un flacon d'albâtre rempli d'un parfum de grand prix, qu’elle brise pour oindre les pieds de Jésus. Ce gaspillage est un geste-symbole de la mort de Jésus qui le poussera à prononcer des paroles que seul un insignifiant, un déconnecté de la réalité quotidienne, même à l’heure de la promotion d’une culture de l’égalité[3], peut dire : partout où sera annoncée la bonne nouvelle, dans le monde entier, on redira à sa mémoire ce qu’elle vient de faire (Mc 14, 9). Disons-le autrement : partout, on parlera des insignifiants et de leurs gestes comme chemin pour annoncer la bonne nouvelle. Plus fou que cela, tu meurs, me dit souvent un jeune.
Le passage de l’extérieur à l’intérieur, de la contemplation de l’entrée à Jérusalem à notre participation unitive à l’offrande de nos vies ne sera pas forcément sanglant. Il devra obéir à la même logique, celle d’une vie gaspillée qu’une femme, Jeanne Schmitz-Rouly, décrivait dans son journal spirituel : le mot exister, c’est quand je n’existe plus qu’il est vrai[4]. Elle ajoutait ailleurs dans son journal, et cela nous fait plonger dans l’expérience pascale de Jésus : je vis cependant encore, mais je ne vis cependant plus, car l’oubli de moi-même me montre que c’est le Christ qui vit en moi (Ga 3, 20)[5]. Notre vie est-elle une vie gaspillée parce que vécue hors norme ?
Une image-boussole : «voici l'homme»
Pilate a résumé la trajectoire de Jésus, l’insignifiant, gaspillant sa vie, quand il le présente : voici l’homme (Jn 19, 5). Tout est dit. Il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie qu’est la proclamation d'un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes (1 Co 1, 21.23). De la mangeoire à la croix se dégage une vie qui a connu l'extrême de l'insignifiance, du rejet, du ridicule. Cette image attire tout le monde à moi (Jn 12, 32). Lui, qui était quelqu'un d'important, de grandes valeurs, est devenu pour nous quelqu'un sans valeur, sans notoriété (cf. 2 Co 8, 9). Il est l’image du parfait insignifiant (Stanley Hauerwas).
Pour chacun d’entre nous, se sentir méprisé et totalement inutile est proprement insoutenable. Les personnes âgées en témoignent. Il leur est intolérable d’être traitées, considérées même par des proches, comme du rebut, du moins que rien. L’exclusion est la pire des croix.
Le prêtre fondateur d’ATD Quart-monde, Joseph Wresinski, écrit : ce n’est pas d’avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs, c’est de se savoir compté pour nul, au point où même vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens, car c’est le mépris qui tient à l’écart de tout droit, qui fait que le monde dédaigne ce que vous vivez. Il vous empêche d’être reconnu digne et capable de responsabilité. Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort vivant, tout au long de son existence[6].
Ce fut le chemin du «voici l’homme». Il faut être puissant, grand pour n’être qu’anéantissement (cf. Phil 2, 9). Ce fut le prix payé par Jésus pour nous montrer qu’il nous aime. Qu’il est beau cet insignifiant entrant à Jérusalem et nous invitant non pas seulement à le suivre, mais à nous unir à lui ! À devenir lui.
En écrivant le récit de sa conversion à la foi catholique, un musulman, Joseph Fadette, contre qui une fatwa a été prononcée, affirme qu'il est atteint d'une maladie incurable pour laquelle il n'y a aucun remède, la maladie d'être chrétien[7]. Il décrit que pour son peuple, Jésus dégage une odeur repoussante. Il est une personne peu intelligente, qui n'a aucune dignité. Jésus est un homme viscéralement à mépriser. À éviter. Celui qui veut être mon disciple, qu’il accepte de vivre cette image au quotidien.
Le sermon sur la montagne (Mt 5-7) dit exactement la même chose. Vous serez regardés par la société comme des marginaux, des contestataires. Parce que vous aurez voulu plus de justice, on vous ridiculisera. Parce que vos vies seront sans compromission avec les intérêts des puissants, on vous marginalisera. Vous serez persécutés parce que vous avez un comportement d'insignifiant. Ce discours est la charte de l'évangile[8].
Cette semaine sainte nous montre que Jésus a du temps, beaucoup de temps, voire tout son temps pour les malades mentaux, les migrants, les non rentables, etc. C’est pour eux qu’il entre à Jérusalem.
Homme, tu es un «grand» minores
Tous ceux qui sont semblables à ce «voici l’homme» ne comptent pas ; c'est une évidence. Aujourd'hui, la personne ne compte pas, c'est l'argent qui compte. La personne est en crise parce qu'elle est esclave de l'argent, répète le pape François. La vie humaine, la personne, n’est plus considérée comme une valeur [...], en particulier si elle est pauvre ou handicapée, si elle ne sert pas encore – comme l’enfant à naître – ou si elle ne sert plus – comme la personne âgée [...]. La mort d'une personne, ce n’est pas une nouvelle, mais si les bourses chutent de dix points, c’est une tragédie ! Ainsi, les personnes sont mises au rebut, comme si elles étaient des déchets[9]. Nous vivons dans une culture du déchet. Une culture qui rabat l’insignifiant. Personne ne doit être rejeté, annonçait une pancarte lors d’un appui aux migrants en août 2017.
Mais cette semaine sera «sainte» aussi si nous regardons et contemplons comment l’insignifiant est beau, tellement beau qu'il oblige Dieu à se faire l'un de nous. Si nous cherchons à reconnaître ce que nous sommes [...], nous ne sommes rien, et combien nous sommes grands[10]. Grands parce que nous sommes l'image du Dieu invisible [...][11]. Grands, parce que nous sommes des conjoints de Dieu,[12] des créés par Dieu. Grands parce que nous sommes de sa race. Grands, parce que nous sommes, par grâce, ce que Dieu est par nature.[13] Nos yeux ne réussissent pas à pénétrer assez profondément en nous pour toucher au mystère de notre grandeur. Voilà notre grandeur: Dieu en Jésus est sorti pour unir à lui notre nature qui s'était prostituée […et l'a] restituée à son intégrité virginale.[14]
Conclusion
Je termine en vous offrant une prière, écrite par l'un des plus grands secrétaires d'État du Vatican du début du XXe siècle, le cardinal Merry del Val[15]. Sa prière demande de devenir parfaitement insignifiant. Effacement total. Elle pourrait être reprise dans l’une ou l’autre des célébrations des jours saints.
Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre.
De ma volonté propre, du désir d’être estimé, affectionné, recherché, honoré, loué, préféré, consulté, approuvé, compris, visité, délivre-moi, Seigneur.
De la crainte d'être humilié, méprisé, rebuté, calomnié, oublié, raillé, soupçonné, injurié, abandonné, refusé, délivre-moi, Seigneur.
Que d’autres soient plus aimés, plus estimés que moi, grandissent dans l'opinion et que je diminue, soient loués et que je sois mis de côté, soient plus saints que moi pourvu que je le sois autant que je puis l'être, accordez-moi, Seigneur, de le désirer.
D’être inconnu et pauvre, dépourvu des perfections naturelles du corps et de l’esprit, qu’on ne pense pas à moi, qu’on m’occupe aux emplois les plus bas, qu’on ne daigne même pas se servir de moi, qu’on ne me demande jamais mon avis, qu’on me laisse à la dernière place, qu’on ne me fasse jamais de compliment, qu’on me blâme à temps et à contretemps, Seigneur, je veux me réjouir.
Pour d’autres pistes, vous pouvez consulter mon site
http://www.diocesevalleyfield.org/fr/a-lire-pour-vivre
[1] http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/homilies/2012/documents/hf_ben-xvi_hom_20120401_palm-sunday.html
[2] Gui Lauraire, On n’enterre pas la lumière, Ed Temps Présent, 2015, 300p.
[3] Voir mon article dans Prêtre et Pasteur, juin 2017, p. 322-328
[4] Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979), Journal spirituel, le bonheur d’aimer Dieu, Éd. Carmel, 1998, p. 23
[5] Ibid, p. 118
[6] Joseph Wresinski (1917-1988), Refusez la misère
[7] Joseph Fadette, Le prix à payer, Éd. Œuvres, 2010
[8] André Myre, Écoutez ce que je vous dis, Éd. Paulines, 2002, chapitre 2
[9] Audience du 5 juin 2013
[10] Saint Bernard de Clairvaux
[11] Colossiens 1, 15
[12] Saint Irénée († 202), Contre les Hérésies, III, 18
[13] Maître Eckhart, Commentaire de l’Évangile de saint Jean, no 106
[14] Grégoire de Nysse, IVe siècle
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