Paru dans Prêtre et Pasteur, mars 2017
Et si accompagner dérangeait nos certitudes
De quoi parle-t-on ?
Une évidence, le mot accompagner fait parler de lui. Il se retrouve autant chez des professionnels du thé-rapeutique, du social, du management. On parle tantôt de coaching, de counseling, de tutorat, de parrainage. Il est souvent confondu avec celui de psychothérapie, ce qui est toute autre chose. Au Québec, la psy-chothérapie est un titre réservé qui requiert une formation universitaire spécifique et la détention d’un certificat.
Le verbe «accompagner» est un mot clé du document la Joie de l’amour avec celui du discernement. Un mot programme. Au risque d’en décevoir plusieurs, le pape s’applique à lui-même ce mot. Il ne donne aucune réponse d'autorité qu’on souhaiterait entendre sur les nombreuses formes de vie conjugale ou familiale. Il accompagne l’Église dans ses efforts à privilégier une culture de la rencontre en s’arrêtant et se laissant gagner par la compassion. Dans ce document, il y a un mot très beau, c’est le mot inclusion. Il ne faut pas exclure, mais inclure, car chacun a son propre cheminement (Cardinal Schönborn).
Important ? Le mot est utilisé plus de quatre-vingts fois, sans compter les synonymes comme itinéraire et progression. Si nous ajoutons celui de tendresse qu’on retrouve une vingtaine de fois dans l’exhortation, le pape profile ce qu’est l’accompagnement pastoral : se faire proche de tout le monde sans égard à leur si-tuation légale, avec tendresse.
Subtilement, l’exhortation nous renvoie à nous-mêmes. Où en sommes-nous dans notre capacité d’être proches des gens qui vivent loin ? Savons-nous les rejoindre avec tendresse sur leur chemin d’Emmaüs, marcher avec eux, réchauffer leur cœur ou véhiculons-nous, dans notre regard, nos attitudes, nos compor-tements, un malaise qui trahit notre peu d’ouverture à accueillir avec chaleur des personnes peu «fréquen-tables» ? Tout accompagnement commence par ce regard sur soi-même. Sur son ADN profond.
Précisons ici que ce mot n’est jamais utilisé par le pape avec une visée thérapeutique. Comprenons-le comme un mouvement, un « aller vers » quelqu’un vivant une situation irréversible pour l’aider à discerner ce qu’il y a de positif dans sa situation actuelle et, de là, bâtir son idéal chrétien sur du solide.
En éliminant toute visée thérapeutique, le pape s’adresse à tout chrétien soucieux de soutenir, de suivre, de guider sans diriger, d’écouter en profondeur sans juger autant des individus que des couples à retrouver une plus grande paix et tranquillité intérieure. Disons-le clairement, l’accompagnement n’a aucune connotation thérapeutique.
Aux accompagnateurs, le pape ne fixe aucune norme de conduite morale. Tous les débats doctrinaux ne doivent pas être tranchés par des décisions magistérielles (no 3). La forme d’autorité à laquelle il se réfère est celle de Jésus dans l’Évangile et non pas celle des docteurs de la Loi. C’était dérangeant du temps de Jésus; cela ne l’est pas moins aujourd’hui pour tout accompagnateur. Pour le pape, la réalité n'est pas gelée dans des modèles. Dans tout accompagnement, il se passe toujours quelque chose de surprenant, souvent inattendu, mais qui ouvre sur un réel mieux-être.
Accompagner est un exercice de charité pastorale qui n’est pas un permis d’accès au sacrement (Zénith, 13/9/16). Un seul objectif clair : personne ne peut être condamné pour toujours parce que ce n'est pas la logique de l'Évangile (no 294). Le pape propose une vraie (r)évolution du regard jusqu'à porter le regard que Jésus posait sur les personnes qu’il rencontrait. Il n'est plus possible de dire à quelqu'un « tu ne peux te confesser», «tu ne peux communier» sans entendre la singularité de son histoire. (R)évolution ?)
Mais qu’est-ce que l’accompagnement pastoral ? Répondant à une question comment éviter que naisse dans nos communautés une double morale, une exigence et une permissivité, l’une rigoriste et l’autre laxiste, posée par un prêtre de son diocèse lors d’une rencontre avec eux, le pape donna cette réponse: ni le rigorisme, ni le laxisme ne sont vérité. L’Évangile choisit une autre voie. C’est la raison de ces quatre mots, accueillir, accompagner, intégrer, discerner, sans mettre le nez dans la vie morale des gens (Zénith, 1/7/16).
Belle réponse plus facile à dire qu’à pratiquer parce que la logique de l’exclusion parcourt l’histoire de l’Église (no 296). Une autre logique existe. La route de l'Église [...] est toujours celle de Jésus, celle de la miséricorde et de l'intégration (no 293). Accompagner, c'est prendre en compte le caractère irréversible de situations matrimoniales et familiales qui ne permettent pas d'agir différemment et de prendre d'autres décisions sans une nouvelle faute (no 298). Nous n'avons pas le pouvoir de condamner mais plutôt le devoir d'accompagner ( Catéchèse du 21/9/16)
Où en suis-je dans ma capacité d’accompagner avec tendresse ?
Devant des couples en crise, devant des conjoints de fait, devant des familles reconstituées, des divorcés remariés, la première question à se poser : quel est le premier réflexe qui surgit en moi ? Est-il d'ordre légal ? On ne nait pas accompagnateur. On le devient après un travail permanent sur soi-même. Il ne s’agit pas d’accompagner n’importe comment ni de faire n’importe quoi. Soyons honnêtes, nos valeurs, nos préjugés, notre formation théologique laissent subtilement filtrer nos convictions.
En nous, dans nos profondeurs profondes (Thérèse d’Avila), dort cette tendance à résoudre les conflits en appliquant des normes générales (no 300) sans considérer les circonstances atténuantes (no 308). L’accompagnateur doit continuellement s’interroger sur ses valeurs profondes, bien identifier ses propres convictions s’il veut éviter de ne pas les imposer ou les laisser transparaître subtilement.
Peut-être serait-il bon, voire essentiel, d’envisager des ateliers d'exercices d’accompagnement où la mise en commun de nos « sorties » peut faciliter l’exercice de ce ministère. Ces ateliers aideraient à mieux « voir » si dans nos réactions nous sommes plus centrés sur le problème que sur la personne. Dans ces ateliers, nous serions des « accompagnés » et éprouverions ce que c'est que de l'être. Dans le partage, nous percevrions mieux que chaque événement, chaque douleur, chaque rupture, chaque blessure peuvent devenir des terres plus disposées à accueillir une bonne nouvelle.
Je voudrais simplement offrir aux lecteurs quelques clés pour devenir des accompagnateurs à la manière de Jésus. Le pape en énumère trois (Zénith, 17/6/16). Mon regard est celui d’un clinicien du couple.
Première clé : sortir d’une mentalité juridique ou légaliste.
Récemment, pour me parler de son fils, une mère très pratiquante disait qu’il est «accoté», alors qu’il vivait avec sa conjointe depuis plus de vingt-six ans. Son fils cadet, lui, était « correct ». Cette réaction spontanée de la mère n’est-elle pas la nôtre intérieurement ? Nous avons le cœur agrippé à la loi (homélie du matin du pape). Pourtant les préceptes donnés par Jésus sont très peu nombreux.
Le message de la joie de l’amour est limpide et risque de décevoir ceux qui attendent des positions claires applicables à toutes les situations. Le pape refuse d’imposer des normes. Nous avons du mal à présenter le mariage davantage comme un parcours dynamique de développement et d’épanouissement que comme un poids à supporter toute la vie (no 37). Il n’est pas nécessaire de contrôler l’autre, de suivre minutieusement ses pas pour éviter qu’il nous échappe (no 115). L’Église doit accompagner d’une manière attentionnée ses fils les plus fragiles, marqués par un amour blessé et égaré, en leur redonnant confiance et espérance (no 291). Un pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations irrégulières, comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes (no 305). Disons-le autrement, il vaut mieux ne rien dire, mais être là bien présent auprès des préférés de Dieu plutôt que d’imposer un chemin, une solution.
L’image biblique ici est celle de Jésus enseignant non comme les scribes, mais comme celui qui parle avec autorité (cf. Mc 1, 22). Les scribes connaissaient la loi, et pour chaque cas, ils avaient une loi spécifique, pour arriver en fin de compte à environ 600 préceptes. Tout est réglé. Jésus propose une autre approche à la rigidité, celle de l’ouverture et de l’accueil sans égard à la faute. Sans exclure personne.
L’accompagnateur doit se poser ces questions : ai-je tendance, dans les faits, à désirer tout régler en me référant à la loi ? Suis-je porté plus à chercher des solutions qu’être accompagnateur dans la recherche de solution ?
Deuxième clé : l’acceptation du vécu de l’autre.
Récemment, un père venu me consulter me rapportait avec colère et incompréhension qu’un prêtre lui avait refusé de le confesser parce que sa situation maritale n’était pas en règle avec celle de l’Église. Ce père voulait montrer l’exemple à son enfant qui vivait sa première confession. Cette réaction, qui peut être «correcte» en regard de la loi, indique le degré de notre acceptation du vécu de l’autre. Ce sont nos com-portements qui souvent contribuent et engendrent une distance face à la pratique de la foi.
Le respect de chaque personne, de chaque situation, quelle qu’elle soit, disait le pape lors d’une rencontre avec les prêtres de son diocèse (Zénith, 1/7/16), est l’attitude première de tout accompagnateur. La vie de chaque personne, la vie de chaque famille doit être traitée avec beaucoup de respect et de soin. La clé de tout avancement dans l’accompagnement passe par mon degré d’acceptation de toute personne, quelle que soit sa distance face à la foi. De leur agressivité aussi. L’acceptation et la tolérance sont des attitudes bienfaisantes parce que, dit Virginia Satir, une spécialiste de la vie conjugale, je ne suis pas parfait, tu n’es pas parfait et c’est parfait.
C’est seulement si je sors de moi-même, de mes propres problèmes ou questionnements que je peux entrer en relation vraie avec les autres. Nous prêchons cela, mais sa mise en pratique est de l’ordre du faire et non du dire. Dans les faits, qu’en est-il de notre acceptation de l’autre tel qu’il est ? Le lévite ou le prêtre de la parabole ne sont pas très loin de nous.
On pourrait méditer ici les versets de l’évangile : il faut se perdre pour se trouver. Entendons ici, il faut ac-cepter de se perdre de vue dans la rencontre avec l’autre pour mieux se trouver dans une relation empathique et aidante. Il ne s’agit pas de se perdre de vue, pour se perdre tout court, mais pour mieux se trouver, autrement, non plus dans l’auto-affirmation de ce que je suis, mais bien dans le fait que tout accompagnateur grandit quand il commence à ne plus exister pour lui-même.
L’accompagnateur doit se poser ces questions : suis-je capable de me perdre de vue, de «sortir» mon moi de moi quand je rencontre l’autre ? Quel est mon degré de tolérance face aux unions de fait ?
Troisième clé: non à l’immédiateté
Il m’est arrivé souvent au terme d’une rencontre où j’avais l’impression que le contact avait été difficile, de demander ce qu’on attendait de moi. La plupart du temps, j’entendais cette réponse : je veux une réponse, mais vous ne voulez pas m’en donner. Je repars déçu.
Nous habitons une mode, celle de vouloir tout de suite des résultats. Nous sommes à l’ère de l’instantanéité. L’ère du texto. De l’immédiat. De l’éphémère. On fait tout trop vite. On court au plus pressé. On s'arrête au visible, au rentable. Aujourd'hui, contempler, regarder en profondeur intéresse peu, mais on contemple jusqu’à l’écœurement les mêmes images moindrement spectaculaires.
Notre culture aime les choses provisoires, le jeter après usage. Du rebut, pour citer le pape. Cette culture de l’immédiateté contribue aux malaises des couples et des familles. On ne construit plus sur du roc. Du solide. L’accompagnateur doit panser les blessures de l’instantanéité et, lentement, introduire de la stabilité, un goût de solide pour éviter une insécurité permanente qui affecte la relation dans le couple autant que leur confiance mutuelle.
L’accompagnateur doit être habité par la loi de la gradualité dont parle la Joie de l’amour qui cite au passage Jean-Paul II. Il ne doit jamais perdre de vue que l’être humain connaît, aime en suivant des étapes d’une croissance (no 295). La loi de la croissance est celle de la lenteur. Tout changement rapide ne dure qu’un instant. Nous sommes parfois découragés par l’impression de manque de résultats parce que nous vivons dans un monde qui supporte mal les imperfections. Les OGM nous présentent des fruits parfaits.
Ça prend du temps pour entrer en relation avec l’autre. Ça prend du temps à l’accompagnateur pour établir une relation vraie, une relation de confiance. Accompagner, c’est savoir attendre, savoir faire mûrir un fruit. C’est un long processus.
L’image biblique ici est celle de la semence qui prend du temps avant de donner un beau fruit sans savoir comment (Mc 4, 27). Semer coûte et fatigue, fatigue beaucoup. C’est plus gratifiant de jouir de la récolte. Pourtant, Jésus nous demande d’être un semeur prodigue qui travaille sans bruit et avec discrétion.
L’accompagnateur doit se poser ces questions : comment est-ce que je réagis devant les lenteurs au chan-gement. Suis-je plus centré sur les résultats que sur la personne ? Est-ce que je vis cela comme un échec de ma part ?
Quatrième clé : l’émerveillement
Il m’arrive de commencer une eucharistie en demandant : qu'avez-vous vu de beau aujourd'hui? Qu’est-ce qui vous a émerveillé cette semaine ? J’entends comme réponse : rien, on voit des guerres partout. Voir le beau, voir que la vie est belle chaque matin, c’est une clé incontournable pour accompagner quelqu’un qui broie du noir.
Il ne s’agit pas de voir la vie en rose. Il s’agit de faire surgir la beauté qui émerge de tout récit aux allures extérieures de grande opacité. Change ton regard et la vie jaillira. Change ton regard et la vie renaîtra (hymne liturgique). Très souvent, nous sommes ce que nous voyons. Nous pouvons aussi voir ce que nous sommes.
L’accompagnement trouve sa force dans l’émerveillement. L’accompagnateur doit prendre la nouveauté au sérieux jusqu’à faire surgir des cœurs une nouvelle capacité, un nouveau désir de sortir de situations pro-blématiques. L’émerveillement ouvre ce qui est fermé. Nous devenons ce qui nous émerveille, dit Gandhi. Voici que je fais toute chose nouvelle (Ap 21, 5), dit Jésus. Ouvrir lentement les yeux à la nouveauté d’un Dieu plein de miséricorde. Quand on est blessé souvent par l’Église, on ne voit pas cela.
Dans la joie de l’amour, le pape parle du couple, de la famille comme une œuvre artisanale à découvrir, toujours à façonner. C'est merveilleux de façonner lentement et progressivement l'œuvre d’art qu’est le couple qui s’approche lentement de son image qu’est Dieu. Ami, disait Angélus Silésius, où que tu sois, ne t’arrête pas là ; il faut sans cesse aller de lumière en lumière.
L’image biblique est celle de Jésus qui s’émerveille devant des enfants, devant la foi du centurion romain, la générosité de la pauvre femme. En sa personne, Jésus est une école d'émerveillement. Je te bénis, Père (Lc 10, 21).
L’accompagnateur doit se poser ces questions : est-ce que toutes mes rencontres commencent par l’émerveillement et se terminent dans l’émerveillement ?
Et pour terminer ...
Accompagner est un beau ministère qui nous tient en état de « sortie » pour rejoindre dehors les quatre-vingt-dix-neuf que Dieu a mis sur notre route ! Mais, déclarait le pape aux évêques de son ancien diocèse, le cinq septembre 2016, cela est très astreignant, car il s’agit d’un corps à corps pastoral face auquel les médiations programmatiques, organisationnelles ou légales ne suffisent pas, même si celles-ci peuvent se révéler nécessaires.
Accompagner, c’est donner aux autres cette même miséricorde dont Dieu nous a le premier gratifiée. Nous sommes, disait une thématique soulignant le centenaire de la mort de Charles de Foucault, des «miséricordiés miséricordieux». Marcher avec, attiser la braise qui brûle, ne jamais décourager personne. C'est aussi simple que ça. Aussi exigeant que ça. Quand une petite étoile s'allume dans un coin du ciel, n'allez surtout pas la laisser s'éteindre (Raymond Devos).
Ce ministère de « sortie de soi » pour aller vers l’autre nous procure plus que ce que nous donnons. Et cette joie-là est imprenable.
Gérald CHAPUT
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