2021-B-Mt 5, 43-48- samedi 1ière semaine CARÊME- ca suffit
Année B : samedi de la 1e semaine du carême (litbc01s.21)
Mt 5, 43-48; Dt 26, 16-19 : Ça suffit.
Il y a eu George Floyd, Jack Blake, Samuel Paty, Stephon Clark. La liste de victimes d’idéologie djihadiste, d’organisations terroristes, de califat prononcé par l’État islamique, s’allonge tous les jours. Aucun mouvement comme Black Live Matters ne semble diminuer la propension de la haine, systémique ou pas.
Devant tant de haine religieuse et politique, monte en moi la réponse de Jésus qui, affrontant la haine à son endroit à la veille de sa passion et voyant ses disciples réagir par l’épée leur dit : ça suffit (Lc 22, 38). Jésus ajoute à Pierre: rentre ton épée, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée (Mt 26, 52).
Son message est clair et sans ambigüité : le Seigneur est un Dieu briseur de guerre (cf. Jdt 16, 2). Ne craignez pas les hommes (cf. Mt 10, 26). C’est dans un environnement de haine, en proie à la violence extrême contre lui, que Jésus a prononcé cet appel. Ça suffit de se haïr, de s’entretuer. Bouddha a prêché que la haine n'est pas apaisée dans ce monde par la haine, mais par la bonté. Le mal doit être conquis par la bonté.
Trois millénaires plus tard, le même cri retentit. Ça suffit les guerres fratricides. Ça suffit les exécutions religieuses, politiques. Ça suffit de prioriser à tout prix son moi; de ne penser qu’à se protéger soi-même ou son propre groupe, d’avoir en tête seulement ses propres problèmes et ses propres intérêts, tandis que tout le reste ne compte pas. Ça suffit de s’intéresser aux autres pour mieux s’enrichir, les dévaliser. Cela est très humain et mauvais.
N’en restons pas aux discussions théoriques sur la beauté de cet appel à vivre sans haine entre nous. L’unique extrémisme profondément inscrit dans toutes les traditions religieuses est celui du respect mutuel, de l’amour extrême, précisait le pape lors d’une rencontre pour la paix avec les leaders religieux du monde en octobre dernier. Le vrai problème n’est pas d’avoir des ennemis. C’est d’avoir peu de considération, peu d’amour pour ceux qui ne sont pas avec nous, de notre bord.
Le seul chemin qui conduit à bâtir la mondialisation de la fraternité, de la paix entre nous[1], la seule sagesse propre à toutes les cultures religieuses et politiques est celle de l’attitude de Jésus devant la vive réaction de Pierre qui voulait le protéger. Ça suffit. Ça suffit de s’auto prioriser, de ne regarder que soi. Sur la croix, en cessant de ne penser qu’à lui, en refusant de haïr ceux qui l’ont condamné et en regardant celui qui est près de lui, cela a suffi au larron pour transformer sa fin de vie en commencement d’une autre vie. Sur la croix, il devient le premier saint de l’histoire.
Nous sommes tous des spécialistes pour abattre les autres. La langue est un couteau pour s’écorcher. Il est plus facile de s’écorcher que de se distancer de son moi pour maintenir le dialogue. Nous sommes invités à nous mobiliser et à nous retrouver dans un ‘‘nous’’ qui soit plus fort que la somme de petites individualités (Fratelli tutti, no 78). La source de toute discorde est cette tentation de ne songer qu’à soi. Elle engendre la haine de nos ennemis. La vraie fraternité qui devient solide comme le roc est celle bâtie avec nos ennemis.
Il ne s’agit pas de baisser les bras. Il s’agit de briser la chaine de la vengeance. Comment ? En regardant celui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt 5, 45). Jésus a passé en faisant le bien.
Ça suffit de s’enfermer derrière le mur de son moi, si nous ne l’abattons pas, nous empêchons l’amour de Dieu d’entrer en nous et de nous inonder de sa grâce (Carlo Acutis) qui nous rend capables d’aimer nos opposants. J’ajoute cette réflexion très forte du pape au Caire : ça suffit de prier, si notre prière adressée à Dieu ne se transforme pas en amour du frère[2]. Faux est le carême qui maintient le vide du bien, qui ne conduit pas à faire du bien, à être plus respectueux, charitable.
Il faut aller plus loin que de ne pas offenser davantage notre opposant pour ne pas mettre de l’huile sur le feu ; plus loin que d’éviter à le rabaisser, l’humilier. Il faut avoir du souci pour son bien-être que l’évangile traduit par aimer. Aller plus loin jusqu’à le considérer comme un frère qui blesse, parce que blessé. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk traduit bien l’esprit de Jésus quand il écrit qu’être responsable de son ennemi est le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits. C’est la pierre angulaire du royaume.
Souviens-toi, dit Grégoire de Narek, docteur de l’Église, de ceux aussi qui, parmi la race humaine, sont nos ennemis […] pour leur faire du bien : accorde-leur pardon et miséricorde […] N’extermine pas ceux qui me mordent, mais change-les ; arrache-leur la mauvaise conduite terrestre, enracine la bonne en moi et en eux. AMEN.
Autres réflexions sur le même passage :