2020-B-Mt 10, 17-22- martyr de saint Étienne- se dé-coincider de soi-même
Année B : samedi après Noël (litbn00s.20) 26 décembre
Mt 10, 17-22 ; Ac 6, 8-10; 7, 54-60 : se dé-coïncider de soi-même
Le philosophe François Jullien[1] fait remarquer que la première fêlure, qu’il appelle dé-coïncidence, se trouve en Dieu : le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu (Jn 1, 1). Dieu est séparé de lui-même. Il éprouve ce que nous connaissons bien depuis quelques semaines, la distanciation physique qui est autre chose qu’une distanciation sociale que favorise l’individualisme qui construit des murs. Séparation nécessaire pour nous faire expérimenter sa manière de vivre. Le Père s’est dé-coïncidé de son fils pour nous montrer ce qu’est une vie déconfinée de soi-même.
Étienne est le premier d’une longue liste de ceux qui vivront cette dé-coïncidence avec eux-mêmes. Il s’est séparé de sa propre vie. Il a pris une distanciation de sa propre vie. C’est un nécessaire incontournable pour avancer dans la vie. Celui qui se fusionne avec lui-même, ne se déboucle pas de lui-même, ne se dé-coïncide pas de lui-même est incapable de fraternité, de solidarité.
Être solidaire, c’est beaucoup plus qu’être généreux en temps de crise. C’est beaucoup plus que d’aider les autres. C’est se dé-coïncider de soi, condition pour bâtir une terre nouvelle que Jésus appelle royaume ; pour se donner des anticorps capables de guérir des systèmes d’injustice et d’oppression[2]. Nous sommes tous liés les uns aux autres. Pour se lier à nous, le Verbe s’est fait chair, s’est séparé de son être divin, a refusé une vie narcissique pour nous introduire dans son être divin.
Étienne n’a pas fait de miracles. Sa vie fut miracle. Il a expérimenté Jésus. Il a pratiqué Jésus. Ses yeux voyaient, ses oreilles entendaient, ses mains touchaient le Verbe de vie dans les pauvres qu’il côtoyait. Il a compris qu’on n’atteint pas le ciel en ignorant l’humain. Ce n’est pas en construisant des murs, mais en les abattant qu’on vit de la vie de Jésus.
Plus qu’expérimenter le Dieu de sa foi, Étienne voyait Dieu partout. Ce regard-là n’en était pas un d’un malade psychiatrique. C’était un regard de convivialité avec les impurs, les imparfaits, comme il l’avait appris de Jésus lui-même.
Pour les gens qui le côtoyaient, Étienne était un sauveur, un libérateur. On ne rapporte nulle part qu’il a ressuscité des morts. Avec ses yeux qui voyaient leurs besoins, ses oreilles qui entendaient leurs cris, ses mains qui soulageaient leurs croix, sa charité ressuscitait des vies. Le ciel ouvert qu’il a vu était la confirmation que sa vie fut une imitation de celle de Jésus. En donnant sa vie, il a glorifié ton nom (Préface des saints). Il n’a pas oublié les exploits du Seigneur (Ps77/78).
Étienne n’a pas perdu ses meilleures années à rêver de suivre Jésus. Il n’a pas consacré toutes ses énergies à se complaire. Il a compris que le premier souci de Jésus ne fut pas de prendre soin de lui-même, mais bien de se soucier de soulager la souffrance, quelle qu’elle soit. Il a compris que suivre Jésus, tout s’accrochant aux sécurités, aux buts et aux attentes d’une vie mondaine, le conduirait à perdre le plus grand des biens : être un autre Jésus. La première fêlure pour vivre comme Jésus est de vivre de cette distanciation avec soi-même pour accroître notre proximité, notre être avec les autres. Ce n’est pas facile.
Étienne a été humain comme Jésus. Qu’est-ce être humain? C’est refuser une vie de confinement, une vie repliée sur elle-même, une vie étouffée par la primauté accordée à son moi. Un humain, c’est quelqu’un qui se fait chair, qui se fait fraternité universelle, capable de compatir, de soigner, de guérir, de sauver, de donner du souffle à ceux qui manquent d’oxygène. Les Étienne, les Charles de Foucauld, les moines de Tibhirine se sont faits chair. Leur vie a transformé leur dé-coïncidence d’eux-mêmes en semence de vie. Ce n’est pas la haine, la vengeance, la violence, les ressentiments qui apportent du répit aux souffrants, c’est notre souci des autres. L’amour des persécuteurs est plus dangereux que leur haine (proverbe indien). Quand l’amour est roi dans un cœur, la haine ne peut se faire loi.
Contemplons en ce lendemain de Noël un projet de vie. Nous dé-coïncider de nous-mêmes pour mener une vie de distanciation sociale, une vie en acte d’oubli de soi. AMEN.
Autres réflexions sur le même passage :
https://www.diocesevalleyfield.org/fr/a-lire-pour-vivre/2015-c-mt10-17-22-saint-etienne
https://www.diocesevalleyfield.org/fr/a-lire-pour-vivre/1997-c-mtt-10-17-22-saint-etienne
[1] Jullien, François, Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence, Éd. Grasset, 2017.
[2] cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, no 192