La maladie d'être chrétien
retraite: Dieu a du temps pour les insignifiants
causerie d'ouverture
En guise d'ouverture
T'es malade : j'entends souvent cette expression. Elle me vient de quelqu'un qui me visite régulièrement. À mon départ pour venir ici, il m'a dit, sourire aux lèvres: tu t'en vas voir tes malades. Mais tu ne réussiras pas à les sortir de leur bulle. Quand j'analyse ses paroles, cela signifie, étant un lecteur assidu de mes textes, qu’il les trouve beaux, mais que ça sonne malade. À ses yeux, le croyant ne vit pas sur la même planète que tout le monde. L'auteur de l'épitre à Diognète écrivait au début de l'ère chrétienne que les chrétiens ne se distinguaient pas des autres, mais qu'ils témoignent clairement d'une manière de vivre qui sort de l'ordinaire. T'es malade signifie donc une manière de vivre qui sort de l'ordinaire.
Dans ses réactions qu'il me fait souvent parvenir, il précise : je ne comprends pas ce que tu dis. Pour lui, l'évangile avec sa chartre des béatitudes, c'est quelque chose d'irréaliste. Impossible de tout quitter. Impossible de ne pas penser à soi. Impossible de vivre sans désirer se faire remarquer. À ses yeux, je vis dans une bulle. Il vient me visiter pour m'en sortir, me dit-il.
En écrivant le récit de sa conversion à la foi catholique, un musulman affirme qu'il est atteint d'une maladie incurable et pour laquelle il n'y a aucun remède, la maladie d'être chrétien[1]. Il décrit que pour son peuple, un chrétien dégage une odeur repoussante. Il est une personne peu intelligente, qui n'a aucune dignité. Bref, le chrétien est un homme viscéralement à mépriser. À éviter. Un insignifiant.
Qu'est-ce qu'un insignifiant ?
Le chrétien, un insignifiant. Ce mot est un peu injurieux. Offensant. L'auteur, Joseph Fadette, laisse entendre que pour son peuple, un chrétien est une personne sotte. Piètre. C'est quelqu'un de dérisoire, d'étroit d'esprit, de médiocre, qui est «à la merci » des autres.. Une personne vulgaire, tellement simple qu'elle est simpliste. Une personne quelconque, qui ne rapporte rien, comme des taux d'intérêt insignifiants. Ces personnes sont tellement peu crédibles qu'on les excuse justement parce qu'elles sont des pauvres d'esprit à éviter.
Un prêtre, fondateur d'ATD Quart-monde, très engagé dans sa foi et sur le plan social, atteste cela d'expérience quand il écrit que ce qui est proprement insoutenable, c’est le mépris, le rappel perpétuel d’être un inférieur et totalement inutile. Il est intolérable d’être traité, même par ses proches, comme un homme sans dignité, d’être considéré comme des moins que rien […] d’être traité comme des chiens [...]
La différence entre pauvreté et misère est là. L’homme misérable est dans une situation insupportable, tenu pour quantité négligeable ou même pis : il est tenu pour un être néfaste qui n’aurait jamais dû naître, alors qu’au plus profond de lui, il sait qu’il est pourtant un homme. Vouloir la dignité, rêver d’être quelqu’un et se le voir refuser, même par ceux qui ne sont pas beaucoup plus riches que soi, tels le voisin, l’épicier, le facteur […], c’est cela la misère. Et c’est ce qui marque la frontière entre pauvreté et exclusion[2].
Dans un autre passage, il écrit : ce n’est pas d’avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs, c’est de se savoir compté pour nul, au point où même vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens, car c’est le mépris qui tient à l’écart de tout droit, qui fait que le monde dédaigne ce que vous vivez. Il vous empêche d’être reconnu digne et capable de responsabilité. Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort vivant, tout au long de son existence[3].
Le sermon sur la Montagne (Mt 5-7) dit exactement la même chose. Vous serez regardés par la société, comme des marginaux. Des contestataires. Parce que vous aurez voulu plus de justice, on vous ridiculisera. Parce que vos vies seront sans compromission avec les intérêts des puissants, on vous marginalisera. Vous serez persécutés justement parce que vous avez un comportement d'insignifiant. Or le discours de Jésus sur la montagne est reconnu comme la charte de l'Évangile.
Ce mot « insignifiant» est au cœur de l'évangile. Il renferme toute la bonne nouvelle. Jésus a donné toute son attention à ces personnes. Le prolifique théologien méthodiste américain Stanley Hauerwas écrit que Dieu a du temps pour l’insignifiant. Jésus a eu du temps à offrir aux essoufflés de la vie, aux malades mentaux, aux affligés, pour citer une traduction de Matthieu, pour les indulgents, les doux, les miséricordieux, les passionnés d'engagement pour ceux qui ont faim, pour les assoiffés de justice, les faiseurs de paix. Les insignifiants, c'est à ceux-là que Jésus s'adresse dans son sermon sur la montagne. Il leur ouvre un horizon de bonheur.
Madeleine Delbrel, engagée dans des banlieues ouvrières de Paris, écrit, dans Nous autres, gens de la rue, que rien n’est plus insolite à notre monde qu’un être bon. Dans ce même monde, tout ce qui a remplacé la bonté – la solidarité, la générosité, le dévouement sont accompagnés dans les vies individuelles d’une indifférence aveugle pour les multitudes d’êtres humains : dans la vie économique, d’un cynisme implacable ; dans la vie politique, de cruauté ; dans la vie internationale, d’un mépris gigantesque pour la faim des autres, la mort des autres, l’oppression physique ou morale des autres. Le cœur des hommes de notre temps s’asphyxie lentement, sournoisement, d’une absence universelle : celle de la bonté[4].
Jésus ne cache pas la dureté du chemin d'une grande humanité tant la manière de vivre qu'il propose est hors norme aux yeux des leaders politiques et religieux. Il ne suffit pas que l'homme soit né, il lui faut un chemin d'humanité[5]. Aujourd'hui, la cause est sans équivoque sublime, il s'agit bel et bien de sauver l'humanité[6]. Jésus, dans sa chartre, sort la foi de la religion. Il prévient que cela ne sera pas facile. Pour réussir ce chemin, il propose de regarder, en profondeur, les humains, de ne pas s'arrêter à l'apparence, de les aimer. [7]
La finale du sermon sur la montagne (vv. 11 et 12) est mordante, décapante. Si ça vous arrive, soyez contents, soyez fous de joie, car vous serez dédommagés par le Père de là-haut. Jésus adresse ce message à des gens fatigués du statu quo qui cherchent à s'écarter de comportements artificiels, purement extérieurs, axés sur le paraître. À cause de moi. Lui, le premier, s'est écarté des comportements artificiels, purement extérieurs de la société d'en bas[8]. Sur la montagne, Jésus dit à son auditoire que le vrai bonheur a un prix à payer: vivre d'une manière qui sort de l'ordinaire. C'est vivre à l'envers. Ça fait réfléchir.
Un geste insignifiant
Insignifiant. Ce mot plonge ses racines jusqu'au début du monde. Le premier geste du début du monde fut un des plus banals qui soient. Dieu souffla sur de la terre inerte pour façonner l'homme à son image. Ce geste de souffler sur un peu de terre est vu avec nos yeux du dehors, insignifiant dans toute sa profondeur. Pourtant, ce geste minuscule, dans la ligne, dirions-nous aujourd'hui, de la cyanobactérie, est le commencement d'une humanité encore en construction. Ce geste du début du monde est doté d'une force colossale, totalement terrestre et divine à la fois. Et Dieu considéra que c'était bon, que c'était bien. Il y eut un soir. Il y eut un matin. On relit cette phrase depuis plus de trois mille ans.
Dans ce geste inaugural du monde, il y a le style de Dieu. Dans ce geste se cache ce que nous sommes dans notre être profond. Nous ne sommes nés de rien. D'un simple souffle aux apparences bien fragile. En commençant sa vie publique, Jésus redit la même chose en ajoutant, et c'est un bémol révolutionnaire, que nous sommes une graine de moutarde, la plus petite de toutes les semences, mais elle devient un arbre où les oiseaux du ciel font leurs nids (Mt 13, 31-35). Invraisemblable, dit Silouane dans un de ses starets, il a fait de cette poussière un grain de beauté de toute beauté[9].
La question qui surgit spontanément est celle que Matthieu soulève au beau milieu du sermon sur la montagne. Avons-nous un œil assez vif, assez lumineux pour voir dans ces propositions d'une vie à l'envers un projet d'humanité ? Un chemin d'arrivé d'un royaume, comme le déclare Jésus, inaugurant son ministère public ? Avons-nous un œil assez vif sur l'humain que nous sommes ? Si ton œil est vif, tu es lumineux, si ton œil est mal en point, tu es ténébreux. Si la lumière en toi est ténébreuse, quelles ténèbres (Mt 6, 22-23).
La vision de la noisette
Dieu a donné à Julienne de Norwich[10] seize révélations sur ses créatures. Chacune, disait le pape Benoît, offre un message d'optimisme fondé sur la certitude d'être aimés de Dieu et protégés par sa providence[11]. Il lui a montré quelque chose de pas plus grand qu'une noisette dans la paume de sa main. Cette vision de la noisette, comme on l'appelle, représente l'infinie petitesse de tous les êtres créés. Je m’étonnai que cette chose-là pût subsister, car, me sembla-t-il, un si petit rien pouvait être anéanti en un instant. Il me fut répondu dans mon entendement : II subsiste et subsistera à jamais, parce que Dieu l’aime.
Dieu, c'est l'explication qu'a comprise Julienne de Norwich, projette sur cette noisette trois regards: 1) qu'elle est une créature; 2) que Dieu regarde avec amour; 3) et qui la préserve en lui donnant toute son attention. Trois regards qui sont autant de dons de Dieu. Dieu nous fait don de notre nature créée, de sa miséricorde et de sa grâce. Quelle merveilleuse courtoisie et simplicité de Dieu, écrit Julienne de Norwich, il y a dans cette noisette !
Que comprendre de cette vision de la noisette ? Dieu révèle l'infinie petitesse de toutes les choses créées, mais s'empresse d'ajouter que cette petite chose ne tombe pas dans le néant à cause de sa petitesse. Dieu nous communique la vie. Il est la substance de notre vie. Dieu nous habille de sa miséricorde pour nous protéger de notre petitesse.
Dieu veut que nous soyons unis à lui comme il l'est avec nous. Ce qui est petit est nécessairement regardable puisque son origine est Dieu. Et c'est justement pour démontrer la beauté de cette noisette qu'il a souffert pour la sauver du néant. Que c'est beau. Nos paroles sont pauvres pour exprimer la grandeur de ce qui est petit. Insignifiant. Il faut comprendre, et notre culture ne nous aide pas, que voir [Dieu] en tout [ce qui est petit], voilà ce qui est la chose la plus désirable, dit-elle.
Cette vision de la noisette rappelle que nous sommes des vases d'argile protégés par le plus grand trésor du monde, celui de la miséricorde de Dieu. Dieu est celui qui crée, celui qui aime, celui qui protège.
Homme, tu n'es rien, mais tu es grand
C'est une évidence, aujourd'hui, ce qui n'est pas rentable, ce qui est petit, mièvre, ne compte pas. Aujourd'hui, la personne ne compte pas, c'est l'argent qui compte. La personne est en crise parce qu'elle est esclave de l'argent, répète le pape François. La vie humaine, la personne, n’est plus considérée comme une valeur [...], en particulier si elle est pauvre ou handicapée, si elle ne sert pas encore – comme l’enfant à naître – ou si elle ne sert plus – comme la personne âgée [...]. La mort d'une personne, ce n’est pas une nouvelle, mais si les bourses chutent de dix points, c’est une tragédie ! Ainsi, les personnes sont mises au rebut, comme si elles étaient des déchets[12]. Nous vivons dans une culture du déchet.
Mais un autre regard existe. L'insignifiant est tellement beau qu'il oblige Dieu à se faire l'un de nous. Jésus s'est lui-même abaissé jusqu'à devenir insignifiant. Si nous cherchons à reconnaître ce que nous sommes [...], nous ne sommes rien, et combien nous sommes grands[13]. Grands parce que nous sommes l'image du Dieu invisible [...][14]. Grands, parce que nous sommes des conjoints de Dieu,[15] des créés par Dieu. Grand parce que nous sommes de sa race[16]. Grands, parce que nous sommes, par grâce, ce que Dieu est par nature[17]. Nos yeux ne réussissent pas à pénétrer assez profondément en nous pour toucher au mystère de notre grandeur. Notre grandeur: un jour du temps, Dieu en Jésus est sorti pour unir à lui notre nature qui s'était prostituée… [et l'a] restituée à son intégrité virginale[18]
Souviens-toi, homme, avec quelle qualité je t’ai créé : de combien je t’ai préféré aux autres créatures, de quelle dignité je t’ai ennobli, de quelle gloire et de quel honneur je t’ai couronné et comment je t’ai fait de peu inférieur aux anges, comment j’ai tout placé sous tes pieds.
Souviens-toi non seulement de tout ce que j’ai fait pour toi, mais encore de ce que j’ai supporté de ta part, en fait de peine et de mépris. [...] Qui en effet t’a aimé comme moi ? Qui t’a créé, sinon moi ? Qui t’a racheté, sinon moi ?[19]
Le grand théologien et philosophe de la religion, Romano Guarini (1885-1968), va jusqu'à affirmer que l'homme moderne a horreur de ses origines. Il a besoin d'être libéré de sa petitesse. De sa finitude, dit-il. D'où son rejet de Dieu.
Jésus appelle des «minores» à avancer en eaux profondes, à littéralement perdre pied pour les conduire tellement plus loin que le petit bonheur que les «grands » espèrent se construire par eux-mêmes : quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais [...] [20]
Conclusion
Je termine en vous offrant une prière, écrite par l'un des plus grands secrétaires d'État du Vatican du début du XXe siècle, le cardinal Merry del Val[21]. Homme profondément spirituel, sa prière demandait de devenir parfaitement insignifiant. Effacement total.
Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre.
De ma volonté propre, du désir d’être estimé, affectionné, recherché, honoré, loué, préféré, consulté, approuvé, compris, visité, délivre-moi, Seigneur.
De la crainte d'être humilié, méprisé, rebuté, calomnié, oublié, raillé, soupçonné, injurié, abandonné, refusé, délivre-moi, Seigneur.
Que d’autres soient plus aimés, plus estimés que moi, grandissent dans l'opinion et que je diminue, soient loués et que je sois mis de côté, soient plus saints que moi pourvu que je le sois autant que je puis l'être, accordez-moi, Seigneur, de le désirer.
D’être inconnu et pauvre, dépourvu des perfections naturelles du corps et de l’esprit, qu’on ne pense pas à moi, qu’on m’occupe aux emplois les plus bas, qu’on ne daigne même pas se servir de moi, qu’on ne me demande jamais mon avis, qu’on me laisse à la dernière place, qu’on ne me fasse jamais de compliment, qu’on me blâme à temps et à contretemps, Seigneur, je veux me réjouir.
À eux appartient le royaume des insignifiants.
[1] Joseph Fadette, Le prix à payer, Éd. Œuvres, 2010
[2] Joseph Wresinski (1917-1988), Heureux vous les pauvres. Fondateur d'ATD Quart-monde, né dans une famille d'immigrés polonais, Joseph Wresinski consacrera son sacerdoce au service des plus pauvres, tant sur le plan religieux que sur celui de l'action sociale et politique en leur faveur.
[3] Joseph Wresinski (1917-1988), Refusez la misère. Ces propos ne sont pas ceux d’un homme politique, ni même d’une assistante sociale : il est significatif que le Père Wresinski soit actuellement en cours de béatification.
[4] Madeleine Delbrêl (1904-1964), Nous autres gens des rues. Convertie à vingt ans, Madeleine Delbrêl vécut sa foi comme missionnaire au cœur des banlieues ouvrières de Paris, tout en rédigeant une œuvre spirituelle qui fait espérer sa prochaine canonisation.
[5] Maurice Bellet
[6] Edgar Morin, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011, p. 300, cité dans http://www.reseaux-parvis.fr/2014/06/08/un-monde-nouveau-levangile/
[7] Marc 10, 21
[8] André Myre, Écoutez ce que je vous dis, Éd. Paulines, 2002, chapitre 2
[9] Maxime Egger, Prier 15 jours avec Silouane, Éd. Nouvelle Cité, # 65, 2002, p. 20
[10] Mystique, recluse anglaise qui a eu seize révélations ayant pour thème l'amour de Dieu. « Alors il me montra, gisant dans la paume de sa main, une petite chose, de la grosseur d’une noisette et, selon ce que je compris, ronde comme une bille. Je l’observai et pensai : « Qu’est-ce donc ? » II me fut répondu, de façon générale : « C’est tout ce qui est créé ». Je m’étonnai que cette chose-là pût subsister, car, me sembla-t-il, un si petit rien pouvait être anéanti en un instant. Il me fut répondu dans mon entendement : « II subsiste et subsistera à jamais, parce que Dieu l’aime. Ainsi toute chose tient son être de l’amour de Dieu. Dans ce petit rien, je vis trois propriétés. La première : Dieu l’a créé. La deuxième : Dieu l’aime. La troisième Dieu le garde. Mais lui, qu’est-il pour moi ? Celui qui crée. Celui qui aime. Celui qui garde. Aussi longtemps que je ne suis pas substantiellement unie à lui, je ne puis avoir ni plein repos ni vraie béatitude. C’est-à-dire aussi longtemps que je ne suis pas liée à lui d’un tel lien qu’entre mon Dieu et moi il n’y ait plus rien qui nous sépare. »
[11] Source : VIS 2010201 -470
[12] Audience du 5 juin 2013
[13] Saint Bernard de Clairvaux
[14] Colossiens 1,15
[15] Saint Irénée († 202), Contre les Hérésies, III, 18
16 Actes 17, 28
17 Maître Eckhart, Commentaire de l’Évangile de saint Jean, no 106
18 Grégoire de Nysse, IVe siècle
19- Beaudouin de Ford sur le Cantique des cantiques
[20] Jean 21, 8
Causerie # 2: Jésus un insignifiant de grande valeur
Causerie # 3 : Fragilité interdite