TOUT QUITTER POUR TOUT RECEVOIR
RETRAITE THÈME : revêtir Jésus
CAUSERIE #3 : TOUT QUITTER. Mon « je » est un autre.
Le B-A BA de la vie chrétienne –nous l’avons vu dans la causerie précédente – n’est pas que nous ressusciterons mais que nous sommes déjà ressuscités. Que nous sommes déjà revêtus du vêtement du Ressuscité. Le mystère d’être habillé de Pâques se poursuit en nous. Celui qui écoute la Parole de Dieu est « passé de la mort à la vie » (Jn5, 24).
L’attrait de nous revêtir de la beauté de ce vêtement nuptial risque fort de disparaître s’il n’a pas pour fondation cette « pierre angulaire » « cette pierre d’angle » qui lui permettra d’affronter avec sérénité et confiance les tempêtes inhérentes à toute vie. Tous les projets, humains ou spirituels, réclament des fondations solides
Nos vies ressemblent souvent à cette personne qui a bâti sa maison à même le sol, sans fondation.(Lc 6, 48-49) Sans cette solide fondation, notre désir de maintenir intact ce vêtement de noces risque de se transformer en anarchie intérieure. Sans ce solide point d’appui, notre désir, si noble soit-il de revêtir le Christ, peut se réduire à n’être qu’extérieur ou n’être qu’une pensée subtile suggérée par le malin. Il nous faut beaucoup de discernement pour en arriver à trouver cette pierre angulaire, en savourer la beauté. Il ne s’agit pas de revêtir un vêtement à notre goût pour bien paraître- ce serait de l’orgueil – mais de revêtir le vêtement qui plait à Dieu de nous offrir. Ce vêtement de ressuscité implique, je le répète, de « passé de la mort à la vie ».
Quelle est cette pierre d’angle qui plaît à Dieu et qui appelle de mourir à quelque chose ? Quelle est cette sagesse que Dieu nous offre et qui est à l’opposée de celle de notre monde ? Quelle est cette pierre qui peut nous éviter d’être ballotté à tout vent et sur laquelle repose toutes les autres pierres ? Cette pierre n’est pas d’abord œuvre humaine. Cette pierre angulaire qui est celle sur laquelle Jésus a construit toute sa vie, sur laquelle repose l’Évangile et conséquemment nos vies, est de réaliser que Jésus « était de condition divine, est descendu, s’est abaissé au rang d’humain (Gal 4, 2) ». Jésus a TOUT QUITTÉ, sa divinité, son royaume, son Père pour venir chez nous. Un Dieu qui devient rien, qui n’a plus rien, qui se dépossède de ce qu’il était pour s’habiller de ce qu’il n’est pas.
Tout quitter, nous dévêtir de nos volontés, repousser cette tendance omniprésente du PARAÎTRE jusqu’à « se perdre dans le ressuscité jusqu’à devenir rien, c’est le destin le plus beau » (Hadewijch d’Anvers, la béguine X111e siècle). Il s'agit là d'une vérité que le monde contemporain refuse souvent et méprise, car il fait de l'amour de soi le critère suprême de l'existence. " L'évangile du renoncement à soi ne sera jamais facile. »
Pourtant c’est la pierre angulaire de toutes les autres. Son acquisition passe par beaucoup d’équilibre et beaucoup de jugement. Il faut être « équilibrer » - non pas équilibriste - pour ne plus s’appuyer sur nous-mêmes mais de nous en remettre, nous abandonner à un Autre. Il faut être « adulte » pour se faire « petit ». Il faut beaucoup de maturité, beaucoup de temps, toute une vie, pour entrer en religion, pour vivre de l’Esprit de Jésus, pour nous ouvrir un don de son Esprit. « Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas (Rm8, 9) ». Tout quitter pour dégager des ondes « centripètes », d’ouverture aux autres et non « centrifuges » toutes centrés sur nous-même.
Cette logique de Dieu de tout faire reposer sur une pierre cachée, à première vue sans beauté apparente, n’est pas une logique de mort ! Sans doute Jésus insiste-t-Il sur cette part d’effacement, de renoncement, d’abandon, de mort à soi-même. Mais il ne s’agit pas de perdre pour perdre, de jouer au perdant ! Nous sommes à une distance infinie des accusations du philosophe Nietzsche qui voyait dans le Christianisme une religion de faibles et de vaincus ! Non, pour Jésus, il s’agit de saisir à pleines mains ce désir de vivre, de gagner, mais autrement. De gagner en devenant « pierre d’angle », en prenant du galon.
LE MÉLODIE DIVINE :
Tout quitter n’est pas de l’ordre ascétique ni volontariste. C’est une question d’ontologie, d’être. Devant cette pierre fondatrice de toute vie chrétienne, baptismale qu’est tout quitter, nous ressemblons à ces gens qui reviennent émerveillés, transformés par une soirée symphonique, même si nous ne connaissons pas grand chose des lois de la musique et que nous sommes incapables d’en reproduire une seule note.
Nous entendons bien cette musique, « pierre angulaire », « tout quitter ». Le mot revient 38 fois dans le NT et 137 dans l’Ancien. Faute d’être artiste, nous demeurons incapable d’en saisir toutes les tonalités, d’en jouer tous les instruments pour en reproduire la beauté.
Jésus nous appelle à dégager la beauté d’un chœur symphonique. Il faut que chaque membre du chœur puisse faire entendre sa partition et l’harmoniser avec celles des autres pour en dégager du beau qui fascine et attire à la fois. Il n’est pas suffisant d’entendre. Il faut L’écouter. Cet appel à former un chœur évangélique autour d’une partition « tout quitter », suppose beaucoup de pratique individuelle, beaucoup d’heures de répétition. Cela exige détachement et parfois même un arrachement. Pas facile d’être membre d’un orchestre symphonique.
Nous faisons partie, en théorie et par choix de vie d’une partition évangélique dont le thème central est « tout quitter ». En pratique, nous sommes des « musiciens » incapables de faire résonner avec beauté la mélodie de cet appel à « devenir parfait comme le Père est parfait (Mt5, 48)». « Va, vends tout de ce que tu as, donne-le aux pauvres puis viens et suis-moi (Mtt 19,21)». Cette mélodie « suis-moi », « ce trésor, nous le portons dans des vases d’argiles (2 Cor4, 7) ». Il s’agit de devenir, malgré ou avec nos « poids d’être » (Lytta Basset) des « musiciens » de l’Esprit symphonique de Jésus.
Cet appel « nous fait participants de la nature divine (2 Pi. 1, 4)». Voilà le but de tout quitter. Quelle beauté il y a là-dedans! Nous recevons cet appel comme des enfants à qui l’on remet les écrits de Urs Van Balthasar. Ce qu’ils en voient, c’est l’épaisseur. Ils ont besoin d’un Philippe (AA8, 26-49) qui accepte d’aller sur la route de Gaza pour leur expliquer ce qu’ils lisent. Devant cet appel nous avons besoin d’aide, l’aide de l’Esprit saint, pour en saisir toute l’implication. Tout quitter nous place devant une « nouvelle création », une nouvelle manière de vivre qui ne se fait pas sans l’Esprit de Dieu. « Ceux là sont les enfants de Dieu (les musiciens de Dieu) qui sont conduits par l’Esprit de Dieu (Rm8, 14) »
DEUX PARABOLES :
Devant cette invitation, nous avons le choix de dire : « C’est trop dur ce que Jésus demande ! » ou encore de nous excuser : « Je t’en prie, excuse-moi ! (Lc 14, 15-25) ». J’ai une vidéo à regarder, une sortie à la campagne. Nous pouvons aussi poser à Jésus la même question que Pierre : « Nous avons tout quitté pour te suivre, qu’y aura-t-il pour nous ? » ou encore nous demander « quel avantage y a-t-il à perdre pour gagner ou à gagner pour perdre ? (Mtt16,21) » Nous avons aussi le choix de nous asseoir (Lc 14, 25-33) pour réfléchir sur les moyens que nous avons pour accepter l’invitation. Nous éviterons ainsi de bâtir sans achever la construction. L’invitation de tout quitter est impossible sans « accueillir l’Esprit de Dieu » « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Elle confirme que le Père veut nous rendre «conforme à l’image de son Fils (Rm8, 29) », nous adopter jusqu’à nous transformer ontologiquement. « Ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. Si nous vivons de l’Esprit de Dieu, marchons aussi par son Esprit (Gal 5,24-25)»
TOUT QUITTER pour devenir PRIÈRE
Nous sommes ici au cœur de la quintessence de toutes les spiritualités incluant la spiritualité évangélique, qu’elle soit de lecture franciscaine, cistercienne, dominicaine, ignacienne etc. Mais pourquoi tout quitter? Pourquoi tellement désirer nous donner une belle conduite : « Ayez une belle conduite (1 Pi 2, 12) » ?
Quitter pourquoi ? Ignace d’Antioche sur la route de son martyr nous en donne la réponse « quand je serai arrivé là, je serai homme. Je serai quelqu’un si je rejoins Dieu (lect. Mardi 10e semaine)». Quand nous aurons tout quitté, nous serons humain. Nous sommes en retrait, en retraite «pour commencer à être disciple » Ignace ajoute « ne parlez pas de Jésus alors que vous désirez le monde. En moi, il n’y a plus d’ardeur pour aimer la matière mais une eau vivre qui vit et qui parle, disant au fond de moi : Viens vers le Père ».
Voilà pourquoi Jésus nous fait cette invitation : pour savourer une plus grande intimité avec Lui. Jésus nous lance l’invitation à retourner à Jérusalem, notre terre natale parce que sur nos routes, nous avons réalisés que quelqu’un nous accompagne (Lc Emmaüs). Tout quitter pour atteindre le but de toute vie : transfigurer tout notre être dans l’être de Dieu, dans la lumière éblouissante de Dieu. Mais le chemin pour entrer dans la nuée, pour clamer « qu’il est bon d’être ici » est montagneux, voire dangereux. Il exige de bons souliers de marche. Le but est excitant. Mais comme les apôtres qui ont vu la gloire du Transfiguré, nous pouvons aussi prendre la fuite, reculer. Ce but n’est pas facile. Malgré l’aridité du chemin, malgré nos fragilités et vulnérabilités, la beauté de cette demeure nous attire, et nous pouvons dire avec Thérèse d’Avila : « je me meurs de ne point mourir » (T.A. Relation). Cette vie transfigurée, but de toute vie consacrée, passe par la manière de vivre de Jésus, ce dont Jean de la Croix appelle : Nada, Nada, Nada. Rien, rien, rien. (Montée du Carmel). C’est la plénitude de la vie.
Quitter quoi ? Quitter nos «affections», nos «appétits» dirait Jean de la Croix, nos «passions» que sont l’agressivité, la colère, la jalousie, l’orgueil, qui est autre chose qu’une volonté de puissance mais une estime exagérée de nous-même. Quitter nos troubles ou tout au moins si nous n’y arrivons pas, a les offrir avec simplicité au Seigneur. Quitter cette décentration de soi pour voir le monde non à partir de nos yeux mais des yeux de Dieu. Quitter, pour nous retrouver vide de tout. Dieu ne tombe que là où il y a le vide. Il ne peut remplir ce qui est plein. Tout quitter en sachant que nous posséderons un trésor inestimable, en n’ignorant pas aussi que Jésus nous a mis en garde qu’une fois la maison nette, ils reviendront plus nombreux, plus fort pour nous envahir à nouveau (Mt 12, 43-45).
Question : Comment réussir à transfigurer nos vies quand ce tout quitter est humainement impossible ? Jean de la Croix suggère……de rechercher la perfection. En nous fixant sur cette recherche, nous oublierons de « perfectionner » en nous ce qui n’est pas Dieu.
Rechercher la perfection : Entendons Marie de la Trinité nous dire dans une de ses effusions divines :
« Etre tellement toi qu’il n’y ait plus rien en moi qui ne soit toi – toi, encore plus et moi encore moins jusqu’à l’unique tout » (Marie de la Trinité, carnet 17 sept. 1929).
Entendons Jean Tauler op du 14e siècle déclarer dans un de ses sermons :
« Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier; autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins. »
Dans un autre sermon, il ajoute :
«Dieu ne désire qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin mais Il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’Il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme afin de pouvoir y accomplir son oeuvre noble et divine. Car Dieu a toute puissance au Ciel et sur la terre; une seule chose lui manque, c’est ne pas pouvoir accomplir en l’homme la plus exquise de ses oeuvres.
Que doit faire l’homme pour que Dieu puise envoyer sa lumière et agir en cet aimable fond ? Il doit se lever : Debout, lève-toi. Cela veut dire que si l’homme a quelque chose à faire en cette oeuvre divine, c’est de s’élever au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, de lui-même et de toute créature. Cette élévation fait naître entre notre tréfonds un ardent désir de nous détacher et de nous dépouiller de toute dissimilitude. Plus on se défait de celle-ci plus il le désir grandit plus il monte et s’élève au-dessus de lui-même et souvent quand le fond mis à nu est ainsi touché, le désir passe jusque dans la chair, le sang et la moelle (Sermon 5,1,2)»
Entendons Jésus nous dire :
« Celui qui veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même » « Celui qui veut garder sa vie la perdra ; mais celui qui la perd à cause de moi et de l’Evangile, celui-là la gardera. »
« Pour acquérir Dieu, on doit d’abord perdre tout. Le chemin de l’âme est dans la descente (Divo Barsoti) ».
Se dévêtir de nous-même pour conserver notre habit de ressuscité. Pour envoyer des ondes de « sauvé ». Nous sommes « sauvés » de nous-mêmes. Thérèse d’Avila en fait la condition de la contemplation. « Le progrès dans la vie spirituelle ne consiste pas à penser beaucoup mais à aimer beaucoup…. » « C’est en ayant d’attache pour rien que l’on possède Tout (Fondation #5) »
Devant cet appel, il faut se redire ce qu’exprimait le diacre Ephrem : « si tu as peu compris, accepte-le, et ne pense pas avoir tout compris. La Parole reste toujours plus grande que ce que tu as pu comprendre ».
Devant cet appel à faire retentir la mélodie de Dieu, ce kérygme dont parle Paul, il faut nous laisser conduire par l’Esprit (Ga5, 19, 6) nous transformer en l’image de son Fils (2 Co3, 18), nous laisser transformer en ressuscité du Ressuscité. Nous pouvons résister à cet appel de devenir « musicien » de Dieu. Refuser d’approfondir les écrits qu’on nous offre en cadeau. Il y a en nous, avec les années ce que Thérèse d’Avila appelait une « persévérance dans le relâchement» à vivre parfaitement le saint Évangile. Nous développons plus facilement une «fidélité» au relâchement – pas seulement extérieur mais celui plus dommageable qu’est le relâchement intérieur ex : des « pensées passagères » peuvent vite devenir permanentes - qu’une fidélité à donner du prix à laisser Dieu nous revêtir le plus parfaitement possible de Lui-même.
La pédagogie de l’abandon est une attitude évangélique incontournable sur la route du « revêtir le Christ», sur la route du bonheur. C’est la pierre angulaire pour faire de nos vies une symphonie évangélique. Elle nous permet de « devenir comme des petits enfants (Mc10, 16) ». St Grégoire le Grand, docteur de l'Église, se demande ce que Pierre et André ont dû quitter pour suivre Jésus. (Mtt4, 20)
"Certains diront qu'ils ont quitté des filets, d'autres qu'ils n'ont rien quitté parce qu'ils n'avaient presque rien. Mais c'est la disposition du cœur plutôt que de la fortune qu'il faut considérer. Ils ont beaucoup laissé, même si c'est peu de chose, ceux qui ont laissé.. jusqu'au désir de posséder, ceux qui ont renoncé à leurs convoitises et à toutes celles qu'ils auraient pu désirer s'ils n'avaient pas suivi Jésus"
Un grand spirituel du XV11e siècle, Alexandre Piny (1640-1709) écrivait :
« Il est bien certain que, de tous les moyens possibles pour se dépouiller de sa volonté propre (pour revêtir le Christ) pour s’en désapproprier bientôt et entièrement, il n’en est pas de meilleur que l’abandon à la divine volonté… Et puisqu’il n’y a d’enfer pour nous que dans la mesure où règne notre propre volonté, qui ne sera ravi de marcher dans cette voie, si sûre, si tranquille de l’abandon ? » ( Alexandre Piny (1640-1709 l’abandon à la volonté de Dieu, cité par Max Huo De Longchampt, VIVES FLAMMES, hors série, 2004) »
L'imitation de Jésus-Christ au 2ième livre, chapitre 2 disait :
"Si l'homme donne tout ce qu'il possède, ce n'est encore rien". S'il fait une grande pénitence, c'est peu encore. Et s'il embrasse toutes les sciences, il est encore loin. Et s'il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup, il lui manque une chose souverainement nécessaire. Qu'est-ce encore ? C'est qu'après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même et se dépouille entièrement de l'amour de soi. C'est enfin qu'après avoir fait tout ce qu'il sait devoir faire, il pense encore n'avoir rien fait."
Toute vie de foi ressemble au grain de blé jeté en terre (Jn12, 24). Dire « oui à cette sainte aventure de la perte de soi-même. » (Card. Ratzinger)
CONCLUSION
Je termine cette réflexion en rappelant ces mots de François, lui qui a tout quitté : « une fois abandonné le monde, nous ne devons plus faire autre chose que de désirer le Seigneur ». Du temps pour ne rien faire d’autre que « de désirer le Seigneur » et ainsi « voir des jours heureux ? (Ps 33) ».
Mais le plus difficile- et j’y reviendrai dans la prochaine causerie – c’est de nous quitter nous-même. « Le bonheur est de réussir à s’oublier soi-même (Thérèse de l’enfant Jésus) » « Il faut désapprendre cette terrible ivresse de soi-même, de son "moi" (Tolstoï dans journal intime #427 en 1900) » Il précise que ...L'amour en est le chemin parce qu'il commande de rendre le souci de soi-même tel qu'il soit dirigé hors de soi-même...