Témoignage de l'abbé Richard Wallot, effectué le 3 octobre 2016 lors de la rencontre régionale Fraternité Jésus Caritas Québec Acadie.
A) Qu’est-ce qui m’a amené à Charles de Foucauld
Je ne suis ni un spécialiste de frère Charles, ni même un fan inconditionnel. Mais c’est un homme qui, d’abord à travers des témoins, puis à travers mon expérience de la Fraternité sacerdotale Jésus Caritas, ainsi que la lecture de quelques bonnes biographies, a marqué ma vie et ma manière de vivre mon engagement « à cause de Jésus et de l’Évangile » : suite à mon entrée dans une fraternité, dans les années 80, cette expression de frère Charles est, en effet, devenue pour moi une sorte de devise ou de mot d’inspiration pour ma vie et mon ministère.
Ne vous attendez pas à des citations abondantes de ma part. Il en est de ma relation à frère Charles ce que l’on disait autrefois de la culture : c’est ce qui reste après qu’on a tout oublié…! Frère Charles, dans ma vie, c’est avant tout une inspiration, un élan intérieur, une solidarité, une ouverture de cœur qui donne sens à ma vie de prêtre diocésain. C’est aussi un homme qui, avec le temps, m’est devenu de plus en plus attachant.
Guy Bélanger et ses amis
Comment je suis venu à frère Charles? C’est une longue histoire qui a connu ses temps forts et ses périodes de dormance. Au plus loin que je me rappelle, c’est d’abord à travers des témoins que, dans mon adolescence, j’ai appris à connaître et admirer frère Charles.
Reportons-nous au Séminaire de Valleyfield, à la fin des années cinquante. J’étais un jeune adolescent, 16 ou 17 ans peut-être, en fin de cours classique. Un jeune prêtre remarquable, brillant mais simple et chaleureux, Guy Bélanger, introduisait alors les jeunes philosophes que nous étions à l’amour de la Bible, de la Parole de Dieu.
Autour de lui, quelques autres jeunes prêtres remarquables aussi, hommes de Dieu, issus, comme Guy, de l’Action Catholique. Par exemple, je pense ici à Bernard Hubert qui, au-delà de son air sévère comme directeur des élèves, nous initiait à une prière simple, une prière du cœur vraie, orientée sur le Christ et sur le quotidien d’une vie étudiante. Il y avait aussi Jean-Guy Myre qui nous faisait vivre Vatican II avant l’heure, à travers une liturgie fraternelle et vivante : la Parole de Dieu, traduite à la messe, y tenait une grande place. Ce que j’ignorais encore, cependant, c’est que certains de ces hommes commençaient à se réunir discrètement pour partager leur foi, leur prière, leur ministère.
Je sentais chez tous ces jeunes maîtres, non seulement le dynamisme normal de leaders bien formés au célèbre voir-juger-agir de l’Action Catholique, mais aussi des grands frères, des spirituels inspirés, habités par une présence, par leur amitié pour Quelqu’un, Jésus, dont ils nous parlaient sans prétention.
Guy Bélanger était un des fondateurs de la Fraternité sacerdotale au Québec, et je découvris, plus tard, que d’autres prêtres joignirent la Fraternité, comme le vicaire de ma paroisse, Roger Laniel. Guy Bélanger devint plus tard notre évêque (trop brièvement hélas : il mourut à 47 ans!), de même que Bernard Hubert à St-Jérôme, puis à Saint-Jean-Longueuil. Roger Laniel, lui, partit en mission au Honduras, comme directeur spirituel du Grand Séminaire de Tegucigalpa. Je sentais chez tous ces prêtres un attachement réel à Jésus, une vie inspirée de l’Évangile, une simplicité de vie, et le goût de créer des liens fraternels entre eux et avec les plus jeunes. À cette époque, il y eut deiux fraternités de prêtres dans le diocèse.
Donc, bien avant l’heure de Vatican II, nous avons été éveillés par ces prêtres à une Église fraternelle, missionnaire, proche des soucis du monde, une Église qui naissait d’une profonde familiarité avec le Seigneur Jésus. Est-ce Guy Bélanger ou quelqu’un d’autre qui me fit lire la vie ou me parla de Charles de Foucauld? Je ne m’en souviens pas. Mais Guy a su faire venir parmi nous des hommes remarquables de ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde, notamment Mgr Bernardino Pinera, évêque du diocèse de Temuco, au Chili, témoin comme d’autres, au Concile Vatican II, d’une « Église servante et pauvre ». Guy Bélanger nous fit aussi connaître le Père René Voillaume, fondateur français de la Fraternité sacerdotale, dont la parole et la personne nous communiquaient le goût d’aimer Jésus et de le servir dans nos frères, surtout les plus petits, mais aussi le désir de former équipe autour d’un idéal de vie. Je ne suis pas resté indemne de ces influences.
Plus tard, au Séminaire universitaire Saint-Paul, à Ottawa, je plongeai avec joie dans les « Lettres aux Fraternités » du Père Voillaume, une véritable initiation spirituelle et missionnaire qui m’encouragea dans l’approfondissement de mon projet presbytéral, mais qui surtout m’ouvrait au vrai sens de la vie de personnes engagées pour l’Évangile : il y abordait la vie en fraternités, la vie affective, la proximité avec les pauvres et un style de vie simple, inspiré de Nazareth, ainsi que le sens du célibat consacré. La prière d’adoration et d’abandon entra dans ma vie.
Des réseaux convergents de prêtres et de laïcs
En troisième année de théologie, dans la perspective de l’engagement définitif au célibat, j’eus droit de quitter Ottawa, à quelques reprises, pour consulter une psychologue assez remarquable de la région de Valleyfield, feu Gaétane Gareau, une ancienne de l’Action Catholique. Elle me fit découvrir la fraternité d’une équipe de femmes laïques consacrées, fondée avec le soutien de Guy Bélanger. Il s’agissait des Auxiliaires rurales, devenue plus tard, le Groupe Monde et Espérance : ce groupe misait sur l’insertion en milieu rural, alors dévalorisé, mais aussi sur la fraternité, la révision de vie, la Parole de Dieu et la prière. Des liens féconds et durables au plan pastoral et de grandes amitiés naquirent de cette étape qui a marqué ma vie de prêtre. Le Groupe Monde et Espérance existe toujours et s’est développé à travers le Québec, en Acadie, au Manitoba et au Brésil, par la création d’équipes de baptisés, mariés ou célibataires, souvent professionnels, consacrés ou non, qui y trouvent sens à leur vie et nourriture spirituelle.
Charles de Foucauld dans tout cela? C’est l’influence indirecte d’un saint à travers la vie d’autres saints et saintes que j’ai eu la grâce de connaître, de fréquenter et d’admirer. Dommage que le chemin soit encore si loin pour moi de leur ressembler!!
Puis, ce furent les années du Concile et de l’après-Concile : quelles années, où l’on croyait tout possible dans l’Église et dans le monde! Une Église enfin évangélique, missionnaire, « servante et pauvre », ouverte au monde, fraternelle. De beaux pas ont été faits grâce à ce bouillonnement évangélique auquel Charles de Foucauld n’est pas étranger…
À travers toute cette période de début de ministère jusqu’aux années 80, je conservai le désir de me retrouver avec d’autres personnes, prêtres, religieuses ou laïcs, autour de l’idéal de suivre le Christ en vérité et en actes, pour nous attacher à lui. À partir de la fin des années soixante, j’ai partagé avec des confrères du diocèse ainsi que des religieuses (Congrégation de Notre-Dame et Petites Sœurs de l’Assomption à Valleyfield) puis avec une équipe de prêtres et de laïcs. Cela m’était essentiel et réconfortant aussi, en cette période qui vit tant de départs de prêtres, de confrères, d’amis….
L’influence de Guy Bouillé
Un jour, j’ai croisé Guy Bouillé, venu animer une retraite Foi et Partage à Valleyfield. Même bref et passager, ce contact fut chaleureux et inspirant. Mais ce n’est qu’en 1982 qu’un confrère et ami me parla plus ouvertement de la Fraternité, et me fit connaître davantage Guy : celui-ci nous invita à la retraite de la Fraternité au Lac Gémont, dans le cadre d’un Mois de Nazareth. De là naquit pour moi une première expérience de fraternité à Valleyfield. Mais le départ de deux confrères de l’équipe au bout d’un an mit fin à l’expérience.
Guy et Jacques Leclerc m’invitèrent alors à joindre leur fraternité. Quelle équipe : outre Guy et Jacques, il y avait Gilles Dugal, qui fut responsable régional, mais aussi Louis-Pierre Sédillot, Lucien Lemieux et Jean-Paul Doucet! C’est là que la figure de Charles de Foucauld commença à devenir plus concrète pour moi. Nous nous réunissions alors chez les Petites Sœurs de Jésus, sur le Plateau, à Montréal. En 1989, mon premier Mois de Nazareth, à la Vieille Maison de Deschaillons, m’amena à plonger davantage dans la vie et l’œuvre de frère Charles, avec l’aide d’un beau groupe de prêtres québécois et suisses. La Fraternité était vraiment devenue une réalité pour moi.
Connaître Guy Bouillé, et bien sûr, Jacques Leclerc, un de nos « vieux frères » fondateurs, fut une grâce. Surtout Guy, en ce qui me concerne, car je crois qu’il a été pour moi non seulement un frère et un ami, mais le visage radieux de frère Charles par son amitié chaleureuse, son hospitalité inconditionnelle, sa pauvreté vécue, sa proximité des pauvres, son ouverture universelle, sa manière de prier, tout son être.
Enfin, dans la Fraternité Québec-Acadie, nous devons à Fernand Bélanger, qui fut notre responsable régional de 2003 à 2009, d’avoir amené la Fraternité à approfondir la vie et la pensée, les écrits de frère Charles. Aussi, des lectures personnelles, notamment la biographie de Jean-Jacques Antier publiée en 1997, puis, plus récemment, la nouvelle biographie écrite par Jean-François Six, « Charles de Foucauld autrement » publiée en 2008, m’ont aidé à approfondir la vie et la pensée de frère Charles. Ce sont vraiment des biographies à lire! Au-delà de la figure plutôt austère de l’adorateur solitaire au désert, qu’on nous traçait autrefois, je voyais désormais mieux celle du petit frère universel, joyeux, accueillant, ouvert à tous, et particulièrement à l’Islam, amoureux de Jésus mais aussi de toute personne sur sa route ou au seuil de sa maison, un homme qui a eu constamment à conjuguer ses aspirations personnelles au projet de Dieu.
Lors de mon dernier pèlerinage en Israël, en 2013, j’eus la joie d’aller visiter avec mon groupe de pèlerins les Clarisses de Nazareth, et d’écouter le témoignage passionné d’une religieuse très âgée qui avait connu Charles de Foucauld à travers ses soeurs, lors de son séjour là-bas. J’ai été bouleversé par la véritable « kénose » vécu par l’ancien aristocrate devenu un pauvre jardinier logeant dans un cabanon et qui ne cessait de donner aux plus pauvres ce que les Clarisses lui donnait.
Cela continue de nourrir ma vie et ma prière.
B) Qu’est-ce qui m’habite en regard de frère Charles? De quelle façon inspire-t-il mes engagements?
1. Frère Charles m’impressionne d’abord par son amour inconditionnel du Christ et cette intimité affectueuse d’homme à homme qu’il a vécue avec son « bien-aimé frère et Seigneur Jésus Christ ». Je ne suis pas un contemplatif, et j’ai beaucoup de difficulté à durer dans la prière d’adoration sans le soutien de frères. Voir prier Jacques Leclerc ou Guy Bouillé m’ont appris que c’était possible. Le jour où, comme frère Charles, je me suis mis à écrire ma prière dans un cahier personnel, la prière d’adoration a cessé d’être un exercice austère pour devenir un tête-à-tête, un cœur à cœur significatif avec « Celui qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » (Galates 2, 20).
2. Essentiellement, si je n’avais pas connu frère Charles à travers la Fraternité, je ne sais pas quel genre de prêtre je serais devenu, ni si je le serais encore… Le connaître, connaître aussi tous ces hommes, puis ces femmes qu’il a inspirés et continue d’inspirer autour de moi, a donné sens à ma vie de prêtre et nourri le désir d’aimer et de suivre Jésus tout au long de ma vie, pour devenir un prêtre, un pasteur selon son cœur.
3. Ce « petit frère universel » continue d’inspirer mes attitudes et mes choix de vie. Comme prêtre, je cherche d’abord et avant tout à vivre comme un frère ouvert à tous, croyants ou incroyants, avec un désir d’aimer les gens, d’être bon avec eux, avec une affection fraternelle qui ne pose pas de frontières, et qui donne place aux plus humbles, aux marginaux, aux petits, à des croyants et non-croyants de tous horizons, pour leur témoigner que le Christ est proche d’eux. À travers des frères comme Guy Bouillé ou Jacques Leclerc, Charles de Foucauld m’a fait choisir de demeurer humble, petit, et dans un style de vie modeste, sinon pauvre, et d’en faire une des lignes de force de mon ministère. Avec l’aide de ma fraternité, cela m’a aussi amené à faire, à plusieurs reprises, des choix d’orientation de ministère.
4. Et puis, la vie de frère Charles continue de m’intriguer : comment cet homme, en apparence instable dans ses choix, ses excentricités, ses radicalités mouvantes, a pu durer dans une sorte d’attraction de plus en plus grande pour Jésus et pour l’Évangile vécu au quotidien parmi les plus pauvres en terre d’Islam?
5. Ce qui me frappe aussi chez frère Charles, c’est une dimension importante de son ministère pastoral, si importante dans ma vie : ce que j’appellerais le ministère de l’amitié, vécu par frère Charles à travers ce vaste réseau de correspondance avec des femmes et des hommes, croyants ou incroyants. Une véritable paroisse, quoi! Et à la grandeur du monde de l’époque. Cela donne sens à ce que j’appelle ma « paroisse invisible », qui n’entre dans aucune nomination, définition de tâches ou charge pastorale, mais qui est, me semble-t-il, une partie essentielle de notre pastorat comme prêtre. De plus, cela donne sens à notre célibat choisi et assumé. Chez frère Charles, c’est un mélange d’amitié humaine, mais aussi spirituelle, d’affections profondes et de compagnonnage avec des hommes et des femmes, où frère Charles recevait autant qu’il donnait. Il avait quitté tous ces gens mais les portait dans sa prière et dans son cœur. Il avait quitté toutes ces personnes, mais par le courrier postal, il nouait avec elles des liens encore plus profonds. Il les soutenait et elles le soutenaient dans le sens d’une vie donnée au Christ.
6. Enfin, je crois que, dans le contexte actuel du monde et du Québec, alors que la méfiance et la peur de l’étranger, surtout le musulman, habitent tant de gens, y compris les catholiques de nos églises, - y compris beaucoup de prêtres qui y sont au mieux indifférents, - frère Charles a tellement à nous apprendre! À nous d’abord, les prêtres, mais à tous aussi, afin de découvrir, apprivoiser et aimer la richesse des nouvelles cultures, notamment, la foi islamique. Là, la pastorale d’une amitié désintéressée peut s’avérer féconde et bâtisseuse de ponts. Comme frère Charles, on ne « convertira » peut-être pas grand monde, mais s’intéresser à la culture, à l’art de vivre, à la convivialité, au partage des valeurs spirituelles de l’autre, comme frère Charles l’a fait, notamment avec les Touaregs, apprendre aussi comme lui à recevoir de l’autre, sont autant de chemins évangéliques menant à la paix et à la fraternité entre les peuples, ce qui rejoint le projet de Dieu.
Sans doute, y aurait-il bien d’autres aspects à relever de frère Charles, pour ma vie et celle de nos fraternités, mais en ce qui me concerne, je vous ai partagé l’essentiel de ce que j’ai reçu de lui, à travers les femmes et les hommes qui l’ont fréquenté, admiré, imité. Comme aimait nous rappeler Fernand Bélanger, « mon Dieu, que vous êtes bon! » disait frère Charles.
Je termine par cette découverte : si un jour, j’ai cru que célébrer la messe en solitaire chez moi, sans peuple, n’avait pas de sens, - situation pourtant fréquente quand on entre en retraite totale ou partielle - c’est frère Charles, à travers son intimité avec Jésus, mais aussi son « jeûne eucharistique » (Rome lui interdisait de célébrer la messe sans au moins un servant baptisé), qui donne sens à cette messe solitaire mais aussi solidaire. Lorsqu’elle est vécue dans une communion universelle et prend sa source dans l’amitié du Christ qui a donné sa vie pour tous, comment ne pas faire de même en mémoire de lui.
« Que nous sommes heureux, nous qui aimons Jésus! » écrivait frère Charles.
Richard Wallot, prêtre, 3 octobre 2016